2ème Flashback - Johanna : Traverser les océans du vide - Terminé

Ces quelques heures de répit étaient les bienvenues, elles me permirent de reprendre le contrôle de mes nerfs et de m'alimenter. Retourner à Méthalume me faisait un effet étrange, l'impression persistante d'avoir quitté la ville depuis des années persistait dans mon esprit. J'essayais de discuter un peu avec Máté pour nous changer un peu les idées, mais le cœur n'y était pas totalement.

La première véritable panne nous prit tous au dépourvu et, à la tête d'Edward, je devinais que c'était assez grave. Je récupérais mes outils, enfilais des gants épais pour éviter de me brûler les mains ainsi qu'un masque pour les mêmes raisons. Puis, sous la direction de mon mentor, j'opérais les premières réparations. Quelque chose me disait que Blanche était en sursis, j'espérais simplement qu'elle tiendrait assez longtemps pour nous amener à bon port.

Spoiler:

Jet:

Avec l'aide de Máté et Edward, ils réussirent tant bien que mal à colmater la fuite et reprirent la route, bien que la vitesse restait plus lente qu'au départ.
Quelques heures plus tard, la prochaine catastrophe arriva. Forcément.
Cette fois le problème se situait à l'extérieur : à bâbord, l'un des containers de flottaison commençait à prendre l'écryme. Il fallait s'en débarrasser le plus rapidement possible, avant que son poids accru ne commence à faire couler le navire.
De plus lâcher ce contre-poids signifiait qu'il fallait trouver une solution de contre-poids côté tribord. Deux d'entre eux allaient devoir sortir sur le navire.

Bon sang, à croire qu'un problème ne venait jamais seul ! Je me dirigeais vers le flotteur endommagé. Si seulement on avait eu plus de temps ! La peur se mêlait à la rage. J'en avais assez des ennuis et de cette sensation de mort qui pesait au dessus de nos têtes. Je m'équipais de façon à minimiser les risques de brûlures à l'acide en cas de contact avec l'écryme. Je n'avais jamais encore travaillé dans un milieu aussi hostile et je devais faire des efforts insensés pour rester concentrer sur ma tâche.

"Edward, lançais-je, à cran, que se passe-t-il ? Tu peux communiquer avec elle, n'est-ce pas ? Qu'est-ce qu'elle a ? Est-ce qu'elle est en train de... ?"

Je ne savais pas ce qui était le plus fou, que je lui demande de parler à un tas de ferraille ou qu'il puisse réellement le faire, malheureusement il me fallait savoir à quel rythme les incidents surviendraient et s'il nous fallait rejoindre la traverse la plus proche pour évacuer. Si Blanche était en train de mourir et que l'on ne pouvait rien y faire, nous serions certainement forcés de chercher une solution de repli.

Spoiler:

Jets:

Johannah s'élança sur la coque du bateau. Peu habile et peu habituée à ce genre d'exercice, elle s'approcha doucement du flotteur à détacher. Antal, sauta rapidement à l'extérieur, donnant les commandes à Edward. Le barbu grimpa de l'autre côté de Johannah pour faire contre-poids.
La surface était glissante à cause de l'eau de brume qui s'y était déposé.
Johannah se concentrait sur sa cible. Un pas après l'autre, elle s'en approchait. Son cœur battait la chamade. Son pied glissa sur une plaque de métal rouillée, Johannah se rattrapa de tout son long et le navire répondit par un roulis obligeant Johannah de s'accrocher de toutes ses forces. Doucement elle s'approcha du flotteur en rampant. Une clé à la main, elle démonta le réservoir qui se remplissait trop rapidement d'écryme.
Finalement il était lâché et le navire retrouva un peu son équilibre. Heureusement. Mais le cœur de Johannah manqua un battement quand elle se retourna. Elle fut prise d'horreur en voyant les roues à aubes déjà bien rongées par l'écryme.
Pire encore, Antal n'était plus là. Elle put apercevoir son corps se faire consumer par la mer acide dans les sillons que le navire y traçait.

Antal était tombé.

Cinq secondes plus tôt il était avec moi, à m'aider. Et maintenant, il disparaissait dans l'écryme.

Je ne parvins même pas à crier, submergée par l'horreur, alors que je tendais vainement une main inutile, comme s'il était encore possible de le sauver. Ce rêve se transformait en cauchemar. Nous allions tous mourir, c'était désormais évident. Antal et Bosko n'avait que nous précéder. Avec l'érosion beaucoup trop avancée des roues à aube, mes pires craintes devenaient subitement réalité. Je devais me tenir d'une main pour ne pas m'écrouler alors qu'un haut le cœur me submergeait soudain. Je vomissais le peu que contenait mon estomac, mais me trouvais incapable de réagir pendant de longues secondes.

Je ne sais pas comment je parvins à retourner dans la sécurité illusoire de l'habitacle, totalement hébétée, tremblante de tous mes membres. Je regardais sans les voir Edward et Máté, toujours incapable du moindre mot. Je m'effondrais enfin, adossée contre la paroi de métal, les genoux ramenés contre ma poitrine, enserrant mes jambes de mes bras. Le tremblement, loin de se calmer, semblait s'intensifier alors que j'imaginais mes compagnons, glacés d'horreur devant mon silence. Je dus mobiliser le peu d'énergie qu'il me restait pour relever la tête et leur faire face, pour leur parler d'une voix qui ne semblait pas m'appartenir.

"Antal est... Il est..." Je déglutis sans rien pouvoir avaler, ma gorge était aussi sèche que mes joues étaient humides de mes larmes. "Il est tombé dans l'écryme. Je n'ai rien pu faire, je n'ai..."

Je me mordis la lèvre jusqu'au sang, cherchant à remplacer la douleur mentale par une autre, plus physique.

"Je ne sais pas si on y arrivera, repris-je, les roues sont rongées par l'écryme, je ne sais pas combien de temps elles tiendront. Si on veut survivre, il faut qu'on rejoigne la traverse la plus proche."

L'état de Máté n'était pas tellement meilleur que celui de Johanna. Elle avait l'impression de vivre un véritable cauchemar et ne savait que dire.
Edward fit tourner doucement le navire pour se rapprocher davantage de la traverse. Son visage était livide, son expression vide.
Laissant la machine avant doucement, il se leva lourdement, se tournant vers les deux femmes en état de choc.
"Je... Je suis désolé." Balbutia-t-il. "Blanche est fatiguée. Elle ne tiendra pas jusqu'à Méthalume. Elle... Elle veut s'arrêter. La cale est en train de se remplir d'écryme. Elle coule. Elle est heureuse d'avoir pu vivre sa destinée ces derniers jours. Vous... Vous devriez aller mettre des échasses. Blanche vous rapprochera autant que possible de la traverse."

C'est tout juste si je réagis à la révélation d'Edward. C'était tellement évident. Quoi qu'il ait pu se passer, cela était vraisemblablement à l'origine de ce qui arrivait. Si cette machine avait des sentiments, peut-être que l'attaque des métropolites et les morts successives de Bosko et Antal avaient eu raison de sa volonté. Tout ce travail en vain. Pour un rêve irréalisable. Je me levais mécaniquement, l'esprit totalement anesthésié. J'eus malgré tout la présence d'esprit de prendre Edward et Máté dans mes bras pour les serrer aussi fort que possible. Il n'y avait plus qu'eux et je craignais que nous ne survivions pas à cette ultime tentative pour sauver nos vies.

Je récupérais le peu d'affaires que j'avais pu embarquer à bord de Blanche pour les fourrer dans un petit sac passé à mon épaule, passait une main tremblante sur le mur de métal.

"Je te demande pardon", chuchotais-je, sans véritablement savoir à qui je m'adressais.

Je repensais soudainement à cet homme étrange que j'avais croisé juste avant de partir, qui m'avait affirmé que tout se passerait bien. Un volcan de rage s'éveilla dans ma poitrine alors que je trouvais sans doute le responsable de tout ce gâchis. Il avait semblé au courant de tout, il était évident qu'il nous avait surveillé et attendu le moment propice pour nous dénoncer. Je me fis le vœu de venger les morts de ce jour et de faire payer cet homme le centuple de ce que nous avions subit. J'avais presque envie de demander à Grand-père s'il était possible que je rejoigne les hommes et les femmes de terrain juste pour pouvoir retrouver celui par qui tout était arrivé.

La brume de la résignation avait soudainement cédé la place à une détermination du métal le plus dur alors que je sanglais mes échasses.

J'allais rentrer à la maison. Je m'en fis la promesse.

Jet:

Le navire grinça après les paroles de Johanna. Elle ne savait pas s'il s'agissait d'une simple coïncidence ou si l'engin avait réellement répondu. Elle coinça cette réflexion dans un coin de son cerveau et se concentra sur la tâche la plus importante du moment : enfiler les échasses et sortir dans l'écryme alors que la nuit avait déjà transformé l'éclat vert de l'écryme en une mélasse noirâtre.

Máté la suivait de près. Elle aussi enfila son jeu d'échasses.
Lorsque Johanna se retourna pour voir Edward, ce dernier la regarda, d'un œil aussi triste que soulagé "Au revoir mon amie, merci pour ces dernières années. Je reste avec Blanche, je le lui ai promis. Nous serons enfin délivrés tous les deux. S'il te plaît, pardonne-moi pour ce que je t'ai fait subir."

Elle n'avait jamais utilisé d'échasses et ne savait pas comment les manier, mais l'instinct du désespoir la poussait à s'en sortir sans y réfléchir. La première échasse plongea dans la mer acide, puis la deuxième. Les deux échasses des mains étaient les dernières et lui donnaient une stabilité bienvenue. L'écryme était épaisse. Elle pensait aux échassiers qu'elle avait déjà vu travailler quelques fois et se rendit compte à quel point leur gagne-pain était difficile.
La traverse était plus loin que prévue. Les deux femmes allaient devoir combattre pour les atteindre. Leur périple était loin d'être terminé.

Derrière elles, Blanche et Edward coulaient doucement, ensemble.

Je m'étais attendu à ce geste d'Edward. Depuis que je l'avais retrouvé, je sentais qu'il finirait par le faire et si, dans le cas présent, son geste avait quelque chose de beau, la tristesse qui m'envahit alors aurait pu saper les dernières forces qu'il me restait. J'essuyais mon visage inondé de larmes, me promettant de rendre justice à mon mentor, puis repris la route vers la traverse.

"Allez, Máté, il faut qu'on s'en sorte", dis-je plus pour moi que pour ma camarade.

Avec la nuit tombée, éclairée seulement par les étoiles et la lune, la mer d'écryme était encore plus dangereuse et inquiétante. Pouvait-on la trouver belle ? Je ne me posais cette question que pour mieux détourner mon esprit du souvenir de ces derniers jours.

La viscosité de l'écryme rendait les mouvements des deux femmes difficiles. Elles avançaient péniblement, leur manque de sommeil et les événements récents ne les aidant pas du tout.
Les nuages se séparèrent un instant pour laisser paraître la lune. Johanna ne l'avait jamais vue. Un magnifique croissant bordé de points scintillants. Ils se reflétaient dans la lisseur de l'écryme, lui donnant un aspect de velours. Les silhouettes des bâtiments qui perçaient l'étendue noire se découpaient dans la faible lueur nocturne, tout comme la grande traverse qui ne semblait pas vouloir se rapprocher, ou alors que très lentement.
La beauté de ce spectacle tranchait terriblement avec l'aventure récente de la pauvre jeune femme.

Alors qu'elle avançait, une légère brume commençait à couvrir l'écryme. Les yeux encore larmoyants, elle croyait parfois y voir le visage d'Edward, dans ses derniers instants, et était submergée par la tristesse. Non seulement la sienne, mais aussi celle de feu son mentor. Elle ressenti les sévices qu'il a dû endurer durant son enfance, la tragédie de sa vie, et la douce amertume d'avoir trouvé un rayon de bonheur dans ce maelström ravageur. Elle s'attendait à voir Blanche, mais ne se vit qu'elle-même. Elle comprit alors, en se remémorant ces dernières années, ces dernières semaines, les regards d'Edward, sa posture, son attention... Johanna était la seule raison pour laquelle il avait enduré si longtemps. Il la considérait comme sa fille. Il ne voulait pas l'embarquer dans une aventure sans issue, il voulait l'avoir à ses côtés, réaliser cette prouesse avec elle...

Pourquoi fallait-il que ces souvenirs resurgissent maintenant ? La révélation qui les accompagnait ne rendait la situation que plus difficile encore. Avait-il été heureux ces dernières semaines ? Ne serait-ce qu'une fois ? S'était-il senti soulagé lorsqu'il choisit d'accompagner Blanche dans son dernier voyage ? Ma vie, nos vies venaient de connaitre un tour dramatique et, si Máté et moi devions survivre, elles en seraient irrémédiablement bouleversées. Pour ma part, j'avais vu bien assez de morts pour toute ma vie, mais j'étais prête à faire une exception pour ce métropolite. Il n'était certainement pas pour rien dans ce déferlement de malheur que je le soupçonnais d'avoir provoqué. De quelle façon, cela restait à déterminer.

Lorsque la lune se découvrit, elle chassa un instant mes noires pensées. Je restais ainsi de longues secondes à l'admirer, le cœur chamboulé par tant d'émotions diverses que j'aurais pu pleurer devant ce spectacle de toute beauté. Même l'écryme semblait plus belle sous ce ciel. Bien que sachant que ce ressenti n'était pas totalement rationnel, je retrouvais mon calme en partie, tout en murmurant "au revoir" à Edward, à Blanche, à Antal et Bosko. Je me tournais finalement vers la seule autre rescapée de ce drame avec un maigre sourire.

"Quand nous serons arrivées, demandais-je à Máté plus pour briser le silence qu'autre chose, que comptes-tu faire ? Tu as de la famille qui t'attend quelque part ?"

Máté ne parlait pas beaucoup. Elle passait plus de temps à gémir sous la force nécessaire à avancer et se concentrer pour ne pas tomber. "Je... Je n'ai pas... De véritable famille..."
Máté ne put terminer sa phrase lorsque l'échasse de son pied gauche dérapa quelque part, sous la surface de l'écryme. Un cri strident brisa le silence de la nuit et arrêta l'espace d'un instant le cœur de Johanna. Elle ferma les yeux en entendant l'écryme se briser, ne voulait pas voir la dernière personne de son voyage mourir également.

"C'est bon !" Rassura la voix de Máté. Elle avait réussi à se rattraper de justesse avec les échasses de ses bras et chercha à tâtons une prise plus ferme pour ses jambes. Elle se remit finalement en route après une petite pause bien nécessaire. "Je n'ai pas de véritable famille." Continua-t-elle "J'ai été élevée par une mère nourricière dans une ghilde. Mon frère de lait m'a trahit et maintenant je suis en fuite. Le projet d'Edward semblait être la seule possibilité qui s'offrait à moi, alors je l'ai choisie. Si on arrive à s'en sortir, je ne sais pas où je vais aller. Peut-être dans les Marches, j'ai entendu dire qu'ils vivaient assez tranquillement, quand ils n'étaient pas pourchassés par les Lanskois."

Les deux jeunes femmes poursuivirent leur chemin, Johanna essayant de digérer ce que son amie venait de lui raconter. Elle se rendait doucement compte des vies que d'autres personnes pouvaient avoir, des difficultés qu'elles pouvaient vivre et semblaient s'en accommoder. Cela la dépassait quelque peu. Tout comme pour Edward, elle commençait à voir les visages des membres de sa famille dans la brume. Ses sœurs. Son père. Le visage de son grand-père était plus tenace, comme s'il la regardait depuis l'écryme.
Son cœur fit un bon lorsqu'elle vit la silhouette de Gatien devant elle, sur l'écryme. Non, dans l'écryme. Il... Était-il fait d'écryme ? Johanna devait halluciner. À cause des derniers jours traumatisants. Elle n'avait qu'une seule hâte : se hisser sur la traverse maintenant très proche, bien plus proche qu'escompté.

Máté était sauve. Si elle avait dû périr à son tour, je ne sais pas comment j'aurais pu endurer la fin d'un tel périple. Cependant, je ne m'étais pas attendue à ce qu'elle m'avoua. Je réalisais une fois de plus combien j'avais eu de la chance par rapport à tant d'autres. Une fois de plus, mes problèmes semblaient si insignifiants que j'en conçus de la honte.

"Où que tu ailles, j'espère qu'on pourra garder le contact, lui dis-je avec un sourire plus fort qu'auparavant. Enfin, si cela ne t'ennuie pas, bien sûr."

Mon attention fut détournée par les silhouettes qui soudain se manifestaient dans la brume. Avais-je des hallucinations ? C'était possible, avec la fatigue, la détresse et le chagrin accumulé, il était difficile de garder toute sa raison. Cependant, tous les revoir dans la brume me donnait un sentiment étrange teinté de mélancolie. Grand-père était là, bien entendu, mais je ne parvenais pas à bien distinguer l'expression sur son visage. Comment allait-il accueillir mon retour ?

"Ça ne pourra jamais être pire que maintenant", murmurais-je.

À l'apparition de Gatien dans l'écryme, je marquais un temps d'arrêt. Alors que je m'étais résolue à faire ce que me demandait mes parents et Grand-père -- surtout Grand-père en réalité --, voilà que je le voyais apparaître devant moi. Au fond de mon esprit, j'espérais qu'il soit tombé amoureux de quelqu'un d'autre pendant son séjour à Venice, afin de faciliter ma décision ô combien égoïste. Mais, tout comme moi, il avait attendu nos retrouvailles pendant cinq ans.

"Moi je vais rentrer chez moi, à Méthalume, repris-je. Je vais devoir subir les foudres de mes parents : après tout, je me suis enfuie de la maison pour venir ici, dans le but d'échapper à un mariage imposé. Désolée, je me rends compte que c'est bien peu de choses comparé à ton propre quotidien", m'excusais-je.

Levant les yeux je vis enfin la traverse se rapprocher, le terme de cet odyssée se rapprochait. Je me retins cependant de vouloir accélérer, c'était le meilleur moyen de mal finir. Je me concentrais alors sur mes échasses, l'une après l'autre.

"Bien sûr qu'on pourra garder contact, si la vie nous laisse ce plaisir." Souffla Máté vermoulue par les efforts.

Les deux échassières improvisées atteignirent la traverse. Fort heureusement, elles pouvaient simplement abandonner les échasses là et grimper des escaliers de maintenance.
Elles étaient maintenant sur la traverse. Elles n'en revenaient pas. Un sol stable, fait de pierres. Au loin elles ne pouvaient même plus réellement distinguer d'où ce parcours était parti. Quelque part au milieu de cette étendue noire.

"Je sais où nous sommes !" s'exclama Máté. "Blanche nous a amenés plus loin que ce que nous pensions. Nous devrions en avoir pour moins d'une journée de marche pour rejoindre Méthalume." Cela semblait tenir de la providence. Après tout ce qu'elles avaient vécu, elles voyaient enfin une lueur d'espoir poindre.

La vieille traverse de pierre n'était pas dans le meilleur des états, mais d'anciennes maisonnettes d'ouvriers en ruine la ponctuaient. Elles pourraient au moins trouver de quoi se reposer un peu à l'abris pour reprendre des force, quitte à rejoindre la ville la nuit d'après.

Je n'en revenais pas, nous avions réussi ! Quelles étaient les chances que nous survivions à cela ? Elles devaient être minimes, nous n'avions rien d'échassiers professionnels et la nuit rendait l'exercice bien plus difficile. J'attendais cependant d'avoir atteint la plateforme supérieure de la traverse pour laisser échapper ma joie qui ne dura qu'un court instant, la fatigue et la succession d'émotions me coupèrent proprement les jambes et je tombais à genoux, exténuée. Ma tête tournait et il me fallut quelques minutes pour reprendre mes esprits. Malgré l'état de la traverse et des maisons se trouvant dessus, je ne voyais là que la fin d'un terrible voyage. Il nous faudrait du temps pour nous reconstruire, mais au moins nous avions survécu. La proximité de Méthalume me fit chaud au cœur, bien que l'idée de ne plus revoir un ciel si beau m'attrista. Les citadins ne savaient pas ce qu'ils rataient.

Je dus m'y reprendre à deux fois pour me relever sur des jambes affaiblies et guère sûres, avant de me diriger vers l'une des maisons en ruine. Il n'y a pas si longtemps, l'idée même de dormir à même le sol ne m'aurait jamais traversé l'esprit. En cet instant, cela semblait presque du luxe de simplement avoir un toit sous lequel s'abriter. Mes jambes me lâchèrent de nouveau. Vaincue, je me laissais tomber à cet emplacement et utilisais mon petit sac comme oreiller improvisé. Je saluais une dernière fois Máté avant de sombrer dans un sommeil particulièrement lourd.

La maison que Johanna prit pour dormir était dans un état correct. Loin d'être un hôtel de luxe, elle était à l'abris du vent, de la pluie et des regards. Et c'est tout ce qui comptait au moment présent.
Máté se joignit à elle et se permit de dormir contre elle, de manière à ce qu'elles puissent se tenir au chaud. Elle ne l'avoua pas, mais avoir une présence en ce moment était particulièrement bienvenue et elle ne voulait pas dormir seule.

Johanna eu plusieurs heures de sommeil très réparatrices. Bien que ponctuées de rêves de métropolite démoniaque, de cauchemars de navires qui s'échouent et ses amis qui périssent, la majeure partie de son sommeil lui fit du bien.
Lorsque les deux femmes se réveillèrent, elles prirent un déjeuner rapide constitué de mousse qui poussait sauvagement sur une très ancienne plantation. Ce n'était pas le meilleur repas qu'elles mangèrent de leur vie, mais il avait le mérite de les requinquer suffisamment pour entamer le chemin du retour.

L'après-midi avait débuté, elles allaient donc arriver à Méthalume en pleine nuit. À cette heure-ci et cette distance de la ville, elles ne rencontreraient probablement que peu de personnes enclines à les emmener. Ce n'était pas plus mal, elles échapperaient ainsi aux éventuels poursuivants qui pourraient être à leurs trousses, dans l'hypothèse même qu'il y en ai.

Nous prîmes la route pour Méthalume alors que toutes les probabilités nous voyaient certainement déjà mortes et je ne pouvais que difficilement leur donner tort. La nuit, bien que ponctuée de mauvais rêves, fut bien plus reposante que je ne l'aurais imaginé, sans doute en raison des rares instants de répit à bord de Blanche. La présence de Máté compta beaucoup et j'imagine que la mienne lui fut au moins aussi nécessaire.

La journée défilait tranquillement sur une traverse quasi-déserte, ce qui rendait le voyage quelque peu inquiétant ; tout ce calme après tant de bruit, qu'il s'agisse de celui de l'atelier ces dernières semaines, ou de notre fuite sous les balles des métropolites, avait quelque chose de déroutant. Le bruit des moteurs de Blanche me manquait. Pour ce que cela pouvait importer, je me dis que j'aimerais piloter un aérostat portant son nom, afin de lui rendre hommage. Il n'y avait finalement que le ciel qui était identique et le fait de bientôt revoir les nuages de ma ville natale ne m'enchantait qu'à moitié. Sans l'ancre que constituait ma famille, sans doute aurais-je suivi Máté dans son voyage. Nous ne semblions pas poursuivis et cela me rassurait, même si je pensais que les métropolites ignorassent nos identités. Je restais prudente malgré tout, récupérant dans une ruine une étoffe de tissu sale pour m'en improviser un châle de fortune. Il n'y a pas si longtemps, un tel geste m'aurait sans doute dégoûté et je ris en songeant à la mine que j'aurais affiché.

"Comment me trouves-tu ?" plaisantais-je avec Máté en faisant la révérence.

Ce n'était qu'un petit rien, mais il suffit à égayer ma journée.

Tu es magnifique ! S’esclaffa Máté.
Les deux femmes prirent ainsi la route en direction de Méthalume, le cœur aussi léger qu'il puisse l'être sous le poids des événements récents.

Elles arrivèrent à Méthalume sous le couvert de la nuit. Elles parlaient de tout ce qui s'était passé, de leurs émotions, la tristesse, la colère, l'incompréhension. Des larmes coulèrent encore, parfois des explosions de colère.
Elles dépassèrent un bâtiment proche de l'entrée de la ville lorsque Johanna entendit une voix qui lui glaça le sang et fit rater un battement à son cœur.
"Bonsoir, mesdames."

C'était lui ! Le métropolite ! Elle avait imaginé tous les plans pour le retrouver, lui faire payer la mort d'Edward, ce qu'elle avait vécu, tout. Elle s'était imaginée gravir les échelons au sein de la Propagande, employer d'autres métropolites, faire les recherches dans les archives. Tous les scénarios possible et impossibles lui avaient traversé l'esprit tout au long du voyage sur la traverse. Le voir ici, maintenant, à l'entrée de la ville, était tellement surréaliste qu'elle reste sans voix un long moment.

"Je suis ravi de vous voir ici ce soir, en bonne santé. Vraiment."
Johanna commençait à bouillir intérieurement. Elle voulait lui sauter à la gorge, mais sa voix l'empêchait d'agir, comme si elle attendait ses excuses ou alors des aveux, peu importe, du moment que c'était quelque chose.
Máté bougeau aussi peu que Johanna. Elle semblait plutôt surprise de la scène qui commençait à se dérouler sous ses yeux, ne connaissant pas ce métropolite.

"Je suis vraiment désolé pour ce qui vous est arrivé. Ce n'était pas prévu." Ses yeux se plongeaient progressivement dans ceux des deux dames. Comme la première fois, Johanna se sentait comme aspirée, incapable d'agir, seule avec sa rage, sa tristesse, son amertume d'avoir vu ses amis mourir l'un après l'autre. Un maelström de sentiments sévissait autour d'elle. Elle ne l'avait pas vu arriver et se retrouvait en son centre, avec le métropolite pour seule compagnon. Les émotions venaient de lui autant qu'elles entraient en lui. D'autres émotions s'y mêlaient qui n'étaient pas les siens. Ni ceux du métropolite, comme elle pouvait le ressentir, sans savoir pourquoi.
Un clignement des yeux plus tard, elle se retrouva à nouveau sur la traverse, se sentant comme nue. Un trou béant se trouvait à nouveau là où, quelques secondes plus tôt se trouvaient la colère, la tristesse et l'amertume. La perte de ses amis ne lui faisait plus mal. Elle en éprouva une sorte d'injustice, l'injustice de ne plus pouvoir porter leur deuil, de ne plus ressentir la douleur de leur disparition, mais était incapable d'en éprouver de la colère. Elle se sentait vidée. Volée d'une part d'elle-même. Perturbée. Perdue.
Elle se rattachait à la voix hypnotique de son interlocuteur en haut-de-forme.

"Madame Archambault, ce que je vais vous dire est très important. Votre nom a été dévoilé quand le projet de votre ami Edward a été rendu public. Votre père et, surtout, votre grand-père, son certes en colère, mais j'ai pu discuter avec eux. Vous n'avez pu être mêlée à cette histoire de navire étant donné que vous êtes en formation à Venice depuis plus d'un mois." Le métropolite tendit à Johanna un billet pour le Transécryme à destination de Venice. Première classe. Johanna le prit, l'air toujours aussi hagard qu'auparavant, ne comprenant réellement ce qui se passait, mais une peur commençait doucement à s'insinuer entre elle. Elle se mit à réaliser tout doucement ce que cette déclaration voulait réellement dire pour sa famille et elle.
Les mouvements et mimiques du métropolite étaient toujours encore aussi décalés que dans ses souvenirs.

"Il va sans dire que vous devrez vous y rendre le plus rapidement possible. Le Transécryme part demain après-midi et vous devrez absolument être à son bord. Vous avez donc quelques heures pour vous préparer, mais n'avez pas le droit d'être vue par qui que ce soit, même pas votre famille. Au grand dam de votre grand-père, mais il y a consenti malgré tout, vous avez une relation avec un jeune artiste vivant actuellement à Venice et ayant ouvert une galerie il y a peu à Méthalume, maintenant tenue par l'un de ses amis. Votre aïeul a un certain don pour créer des histoires qui sauront le sortir de situations épineuses. Je suppose que c'est un trait qui se développe à force de travailler à la Propagande. Quoi qu'il en soit, vous serez à la gare demain pour prendre le Transécryme." La dernière phrase, bien que prononcée comme un ordre, n'en avait pas du tout la tonalité. Il avait gardé le même ton tranquille et doux, rassurant. Johanna comprenait ce qu'il disait, l'acceptait. Elle allait se trouver à la gare demain.

"Madame Pikovitch." Continua-t-il en se tournant vers Máté "Je suis au regret de devoir vous annoncer que je ne peux vous donner le même privilège. Cependant, des arrangements ont été faits pour que vous puissiez quitter la ville dans la journée qui vient, sans risque de représailles. La seule chose à retenir est que pour les heures à venir, vous vous appellerez Olga Gurlukovitch. Je vous conseille de ne pas garder ce pseudonyme une fois sur les traverses."

Le métropolite recula d'un pas et toucha son chapeau de son index droit en guise de salut. "Mesdames, je vous souhaite une agréable nuit. Au revoir."
Il s'éloigna d'un pas tranquille des deux femmes et disparu dans ville noire.
Les deux femmes n'avaient pas dit le moindre mot pendant tout ce temps. Elles étaient abasourdies.
Tout ce à quoi Johanna pouvait penser à présent était qu'elle allait être invisible, préparer ses affaires, et se trouver sur le quai de la gare quelques heures plus tard à attendre le Transécryme.

Lui, ici !

Moi qui ne rêvais que de le retrouver pour l'incriminer et lui faire payer cher les êtres chers qu'il m'avait enlevé, j'avais la possibilité de me venger, et bien plus tôt que prévu. Sauf que, comme lors de notre première rencontre, il me priva de mes sentiments "néfastes" : colère, tristesse, désespoir. Je n'arrivais même plus à savoir si c'était une mauvaise chose. Je ne parvenais qu'à peine à lui en vouloir bien qu'il sembla sincèrement peiné par ce qui s'était produit, mais l'était-il réellement ? Était-il seulement celui qu'il prétendait être ? Ce jour-là je n'obtins pas la réponse à cette question et doutais de l'obtenir à l'avenir. Je sursautais lorsqu'il m'apprit que les métropolites savaient que je me trouvais à Ferraille mais ma surprise fut bien plus grande d'apprendre qu'il s'était entretenu avec Grand-père et papa. Comment avait-il pu réussir le tour de force de négocier avec le patriarche de la famille ? Encore que la réponse était assez évidente : son affection pour moi pesait lourdement dans la balance. Je me promis de lui envoyer un télégramme pour m'excuser de ma conduite dès que je le pourrais.

À Venice.

Quand j'entendis le nom de ma destination, je cillais plusieurs fois sans réellement comprendre. Cela signifiait-il que j'allais rejoindre Gatien chez lui ? Mon cœur sauta de joie dans ma poitrine à cette idée avant de retomber, inerte : j'étais actuellement tout sauf présentable, vêtue d'une tenue de travail usée, tâchée, déchirée par endroit. Moi-même n'était guère plus propre et je sentais le combat à venir pour me décrasser particulièrement ardue. Je ne pouvais cependant pas me présenter à Venice vêtue comme la mécanologue que j'étais devenue ces quelques semaines, mais bien comme Johanna Archambault, petite-fille d'Archibald Archambault dont le nom seul faisait trembler les traîtres. Et aussi ses subalternes.

Lorsque le métropolite disparut comme la première fois que je l'avais rencontré, je racontais à Máté ce qu'il s'était passé les jours précédant mon arrivée, comment ma famille avait décidé de me marier avec un complet inconnu, comment cet homme avait croisé ma route alors que je me rendais à Ferraille. Ces souvenirs étaient doux-amers et je soupçonnais que cette rencontre me laisserait le même arrière goût une fois que j'aurais digéré notre nouvelle rencontre. Je proposais à mon amie de nous rendre dans un établissement de bains publics qui n'étaient que peu accessibles au tout venant afin de nous décrasser en vue de la prochaine étape de nos voyages respectifs. C'était là aussi l'une des dernières fois que nous nous verrions avant longtemps, mais je lui promis une fois encore de lui écrire régulièrement dès qu'elle m'aura communiqué son nouveau lieu de résidence. Avant de quitter le luxueux établissement -- luxueux surtout par l'espace, gâché diraient la plupart des gens, qu'il accordait à ces salles de bains --, je jetais ma tenue pour me vêtir d'une des seules robes que j'avais su récupérer lors de notre fuite. J'utilisais une part de mon argent pour renouveler mes habits, en offrit également à Máté malgré ses réticences. Après une légère hésitation, j'achetais également une rapière. Je n'étais pas des plus à l'aise à l'épée malgré les cours de Nicole mais je ne savais combien de temps je resterais à Venice et, surtout, je ne voulais pas être prise au dépourvu si de nouvelles mésaventures comme celles que nous venions de traverser se reproduisaient. Nous terminâmes cette journée par un bon repas dans un petit restaurant suffisamment éloigné des lieux habituellement fréquentés par ma famille, aussi bien pour fêter ce nouveau départ que pour dire une dernière fois au revoir à nos compagnons. Le soir venu, nous nous installâmes dans un hôtel pas très loin de la gare afin de ne pas être en retard pour quitter, une fois de plus en ce qui me concernait, Méthalume.

Mon train partait le premier. Je serrais une dernière fois mon amie dans mes bras, embrassais ses joues avec mélancolie sur un "au revoir et à bientôt". La porte se referma et je restais devant jusqu'à ce que le transécryme quitte la ville. Alors je rejoignis ma place, la joie de retrouver Gatien qui ne s'attendait pas à me voir mélangé à une sorte de vague à l'âme. Ma tristesse envolée, je ne pensais plus à cette histoire de devenir une copie de Grand-père. En réalité, l'idée me faisait frissonner, je ne me voyais pas la moindre seconde en matriarche autoritaire comme il pouvait l'être avec nous.

En revanche...

Peut-être prendrais-je les devants, et demanderais Gatien en mariage.

Je ne respectais déjà pas les conventions familiales, alors, une de plus ou une de moins...

Je songeais en riant sous cape que le pauvre n'était pas au bout de ses surprises.