2ème Flashback - Johanna : Traverser les océans du vide - Terminé

"L'argent..." donna Edward comme réponse aux motivations de son père "peut-être la gloire, l'espoir de renom à la découverte d'une révolution majeure, je ne sais pas."

Le vieil homme blêmit quand sa jeune amie parla du jeune commanditaire "Je... Il... Il me rappelle moi, quand j'étais plus jeune... Quand j'ai subit tout ça." Dit-il, une larme perlant sur sa joue, son regard toujours concentré sur l'océan inhospitalier.

J'étais désolée pour lui. Je comprenais désormais ce qui s'était passé, cet adolescent n'avait été qu'un facteur déclenchant, permettant à de terribles souvenirs de resurgir à la surface. Je pris Edward dans mes bras et le berçais.

"J'espère que, maintenant que tu as pu en parler un peu, cela te soulagera et te permettra de retrouver le sommeil petit à petit. Si je peux faire quoi que ce soit pour t'y aider, n'hésite pas à me demander. D'ailleurs, je vais commencer à te changer les idées en te racontant les misères que m'inflige Grand-père."

Je lui souris et lui rapportais les événements de ce dernier mois, le départ de Gatien pour Venice alors que nous étions enfin parvenus à concrétiser notre amour après un an de baisers à la sauvette, le fameux dîner de fiançailles avec un homme dont je ne savais rien, qui devait arriver incessamment sous peu et dont je me fichais pas mal. Ce n'était rien par rapport à ce qu'il avait vécu, mais j'espérais que cela le dériderait un peu.

Edward remercia son amie. Les jours qui suivaient se ressemblaient beaucoup. Elles étaient pleines de travail. Johanna peinait à réussir à convaincre Edward de se coucher suffisamment tôt et le voyait continuer de péricliter. Il arborait maintenant une barbe plus fournie, son visage s’émaciait au fur et à mesure et il semblait de plus en plus perdre sa relation à la réalité. Il continuait d'observer l'écryme et passait de plus en plus régulièrement du temps à admirer son navire, la main posée sur la carlingue. Johanna le soupçonnait même lui parler de temps en temps. Elle le surprit aussi régulièrement à passer la nuit dans le navire, à y dormir, mais dû se rendre compte que c'était ces nuits là qu'il dormait le mieux.

Les sentiments de Johanna étaient bouleversés. Elle oscillait entre la tristesse de voir son ami et mentor dépérir de la sorte, mais se réjouissait de voir le projet avancer aussi vite et devenir aussi beau. Elle était d'ailleurs surprise de la vitesse à laquelle il prenait forme et n'en revenait pas du travail qu'ils accomplissaient, alors qu'ils n'étaient que 5.

Les jours se succédaient avec leur somme de travail à fournir, au point que je n'avais guère le temps de penser à autre chose hormis lors des pauses. Je profitais malgré tout de deux ou trois occasions pour envoyer un télégramme à Nicole, d'une part afin qu'elle ne s'inquiète pas et rassure toute la famille et surtout Grand-père, et d'autre part pour qu'elle les incite à ne pas me chercher : j'aidais un ami à se remettre d'une terrible dépression et maintenais son atelier de mécanologie à flot. Il y avait une part de vérité dans cet énorme mensonge, cependant je ne comprenais pas ce qui arrivait à Edward. De simples rêves pouvaient-ils vous détruire à ce point ? J'étais aux petits soins pour lui, j'avais déjà chargé Antal à deux reprises d'améliorer l'ordinaire en lui donnant un peu de mon argent pour acheter un vrai repas -et en profitais pour servir une plus grosse portion à Edward-, rien n'y faisait.

Dans le même temps, je m'émerveillais du travail accompli, les réparations et les modifications pour adapter l'aérostat à son futur milieu étaient menés tambour battant. Il m'arrivait de songer à ce que Grand-père pensait de mon absence. Il était forcément fou de colère et d'inquiétude, le connaissant. Je n'éprouvais cependant pas autant de remords que je ne l'aurais imaginé. Quelque part, c'était lui qui avait créé cette situation. Je me dédouanais ainsi de ma propre responsabilité dans cette histoire, ce qui me permettait de dormir presque convenablement.

Sauf quand j'entendais Edward pleurer dans son sommeil.

Chaque fois que je m'éveillais, j'allais lui tenir compagnie quelques minutes pour l'apaiser. Mais la répétition de cet acte alourdissait ma propre charge émotionnelle et, ces derniers jours, il n'était pas rare que le vernis de gaieté que j'affichais se craquelle et ne laisse apparaître ce que je ressentais réellement. Lorsque je sentais une crise se rapprocher, je m'isolais rapidement, prétextant un besoin urgent. Ce n'était que quelques minutes d'absence et je doutais de laisser qui que ce soit dupe, mais cela me soulageait, au moins temporairement. C'était sans doute aussi pour cela que je laissais finalement Edward dormir dans le navire. Si ses nuits étaient plus paisibles, les miennes me permettaient alors de mieux récupérer également. Cependant, quoi qu'il arrivait, que ses nuits soient ou non calmes, il dépérissait à vue d'œil et j'angoissais à l'idée de le voir s'effondrer pour ne plus jamais se relever.

De tout le groupe, c'était finalement avec Máté et Bosko que je m'entendais le mieux. Non pas que je n'appréciais pas Antal, au contraire. Je l'accompagnais même à plusieurs reprises chercher à manger, autant pour l'aider que pour me familiariser avec Ferraille, mais j'avais quelques difficultés à le cerner et à être naturelle en sa présence. Il fallait bien l'admettre, mais les blagues même un tantinet irrévérencieuses de Bosko me plaisaient beaucoup, tout comme ses tentatives de séduction qui tombaient à plat, et je m'étais rapprochée de Máté, la seule autre femme de notre petit groupe. J'avais vraiment l'impression que nous formions un genre de famille et ce hangar était devenue une seconde maison.

Un soir, au dîner, je me tournais vers Antal. Une idée me trottait dans la tête depuis quelques temps déjà et je voulais la mettre en œuvre.

"Tu crois que demain, tu pourrais me montrer comment on pilote ce genre d'appareil ? J'aimerais beaucoup apprendre. En fait, j'aurais aimé conduire un aérostat mais je me dis qu'un navire, ce doit être tout aussi grisant."

Antal fut surpris par le soudain intérêt que lui porta la jeune femme. Il était d'accord de lui montrer comment conduire le navire et le fit dans broncher. Bien au contraire, Johanna pu découvrir une nouvelle facette de cet homme un peu mystérieux ou taciturne. Il faisait partie de ces personnes très observatrices qui ne parlaient que rarement mais qui, une fois que l'on les laissait parler, ont du mal à s'arrêter. Elle pu se rendre compte qu'outre ses aptitudes de pilote, il avait une bonne idée de comment fonctionnaient les personnes de l'équipe. Il avait aussi cerné Johanna bien mieux que ce qu'elle s'imaginait, ce qui lui laissait un mélange paradoxal d'inconfort et de confiance.
Il était très sympathique et, bien que très réaliste, il préférait se concentrer sur les points positifs de chacun. Bien sûr, il faisait aussi partie de ces personnes qui, bien que disant beaucoup de choses, ne révélaient finalement que très peu de leur véritable personne. Johanna voyait dans ses yeux qu'il avait beaucoup souffert, mais il était impossible d'en sortir quoi que ce soit.

Les travaux s'achèvent finalement. Le navire était terminé et prêt à voguer sur l'écryme. Il ne restait plus maintenant qu'à charger le matériel nécessaire entre vivres en quantité suffisante, huile lourde pour alimenter le moteur à vapeur, échasses pour marcher dans l'écryme en cas de besoin etc.

Travailler avec Antal changea l'impression que j'avais de lui au départ. S'il n'avait jamais été du genre expansif depuis que je le côtoyais, il s'était révélé intarissable sur le sujet lorsque je lui avais demandé de m'apprendre le pilotage.Il s'avéra également patient, répondant sans sourciller à mes trop nombreuses questions ainsi qu'à mes erreurs de débutante aux commandes, pour le moment inertes, du navire encore inachevé.

Les jours passaient, j'écrivais désormais tous les trois jours environ à Nicole, me liais de plus en plus avec les membres du groupe. Gatien me manquait, mais j'arrivais à faire face, il faut dire que j'étais suffisamment occupée pour ne pas déprimer et je pouvais compter sur Bosko et le reste du groupe pour me changer les idées, même si finalement je restais secrète sur ma vie avant de les rejoindre. J'avais cependant compris dès le début que tout le monde était plus ou moins dans ma situation et qu'il y avait comme une règle tacite de ne pas chercher à en apprendre davantage sur le passé de quelqu'un si celui ou celle-ci n'avait pas commencé à en parler. Edward semblait se maintenir, ce qui me rassurait un peu, tout en pensant que plus vite le navire serait terminé, plus vite il pourrait vraiment prendre soin de lui.

Et il fut enfin prêt à voguer sur les flots d'écryme. Pour fêter cela, j'avais été la veille acheter une bouteille de vin. Elle me coûta plutôt cher et les autres firent une drôle de tête en me voyant revenir avec, mais je tenais à marquer le coup. C'était un petit exploit que nous avions réalisé et il nous fallait le célébrer comme il se devait. Cependant, je ne devais pas me rappeler de grand chose de la soirée, mon idée semblait en avoir donné d'autres au reste du groupe et tout le monde ou presque y avait été de son alcool préféré. Je n'avais jamais beaucoup bu, encore moins jusqu'à l'ivresse et je crois que je fus la première à rendre les armes. Ce que je dis ou fis, je ne devais en garder aucun souvenir, mais je payais chèrement cette soirée arrosée avec l'une des pires migraines que j'avais jamais eu. La chambre à mon réveil était dans un état infernal, comme si l'on y avait livré une bataille terrible et mes vêtements étaient éparpillés partout, n'ayant gardé sur moi qu'une chaussette pour tout habit de nuit. Encore une fois je me levais la dernière, les autres semblaient particulièrement bien mieux tenir l'alcool que moi ; Bosko me tendit un café d'un air narquois et je l'acceptais avec le minimum de gestes possibles mais avec gratitude malgré tout, le moindre hochement de tête faisant résonner des cloches sous mon crâne.

J'émergeais petit à petit pour m'apercevoir qu'ils avaient commencé le chargement du bateau. Une fois à peu près certaine de pouvoir travailler à peu près correctement, je me mis à l'ouvrage et aidais à transporter les caisses de matériel, de nourriture et d'eau ainsi que les pièces de rechange. Lors de mes moments de pause, j'essayais de me rappeler des détails de la soirée mais rien n'y faisait, je ne voyais qu'un brouillard épais et des visages flous, n'entendais que des voix distordues discuter de choses incompréhensibles, comme si soudain ils s'étaient exprimés dans une langue étrangère. Une fois le plus gros du matériel à bord, je retournais vers Edward pour lui parler.

"Alors, Capitaine, le taquinais-je, où comptes-tu aller pour son voyage d'inauguration ?"

Jet :

"Nous allons rejoindre Méthalume. Nous partirons au couvert de la nuit. On devrait en avoir pour un maximum de trois jours. On longera la traverse à bonne distance pour ne pas courir de risque mais suffisamment proches pour nous repérer."

Edward parlait encore quand Antal entra à toute vitesse dans le hangar, claqua violemment la porte et la bloqua comme il pouvait. Pris de panique, il averti la troupe "Des Métropolites accompagnés de soldats Lanskois sont à Ferraille. Ils nous cherchent. Ils nous cherchent, NOUS ! Nous somme jusqu'au cou dans l'écryme !!"

Après une fraction de seconde d'horreur, Edward commanda "Chargez le navire, démarrez les moteurs vérifiez l'étanchéité, larguez les amarres, nous partons maintenant !"
L'équipe s'activa immédiatement.

La destination m'étonnait mais Edward semblait savoir ce qu'il faisait, je ne répliquais donc pas. De toutes façons je n'en aurais pas eu le temps : lorsque Antal accourut avec ces terribles nouvelles, mon cœur rata un battement avant de soudainement accélérer, se précipiter sous le coup d'une terreur brute. Sans le sang froid soudain de mon mentor, je serais très certainement restée paralysée de trop longues secondes. Nous terminâmes rapidement les préparatifs nécessaires au départ et montâmes à bord. Je faillis trébucher mais me rattrapais de justesse, m'abritais à l'intérieur du navire, m'appuyais contre ses parois de métal.

"Tout le monde est là ? Il ne manque personne ?"

Une fois que j'eus la confirmation, je demandais à Edward mon poste.

L'équipe se dépêchait tant que faire se peu. La majorité du matériel nécessaire était chargé quand les premiers coups se firent entendre contre la porte principale du hangar.
"Edward Albrane, sortez d'ici ! Vous êtes en état d'arrestation pour travailler sur projet interdit ! Sortez immédiatement ou nous devrons employer la force !"

La pression monta immédiatement d'un cran. Les membres de l'équipage devaient se concentrer pour ne pas commettre de fautes dans la précipitation. Edward ordonna de laisser les dernières affaires en retrait, ils n'en auraient pas besoin pour leur voyage, ce n'était pas grave.
Les moteurs du navire vrombissaient déja, les cuves étaient chaudes, la vapeur commençait à s'accumuler sous le haut toit du hangar. Seules les portes du hangar étaient encore fermées.
Johanna s'occupait était à son poste et ne pouvait le quitter.

Les coups sur la porte d'entrée retentirent à nouveau.

Lorsque Antal avait parlé de métropolites nous recherchant, un instant je crus qu'il pourrait s'agir des hommes de Grand-père venus me chercher, mais il n'en était rien. Si quelque part j'étais rassurée de constater que ce n'était pas à cause de moi qu'ils étaient là, nous n'étions pas en sécurité pour autant.

"Combien de temps encore avant que nous soyons prêts à partir ? demandais-je. Ils ne vont pas tarder à enfoncer les portes !"

Les coups sourds qui résonnaient dans tout le hangar semblaient me donner raison et je n'étais guère loin de la panique totale : derrière nous, des métropolites qui nous arrêteraient tous et nous condamneraient à mort sans la moindre hésitation ; devant, l'écryme dont les promesses n'étaient pas moins effrayantes. Nous n'avions même pas pu tester l'étanchéité du navire ! Qu'adviendrait-il si le métal cédait sous les assauts de la mer d'acide ? La seule consolation que je retirait de cette possibilité était que ma famille ne subirait pas le déshonneur d'avoir une renégate pour fille.

Les troupes lanskoises finirent par entrer dans le bâtiment. Tout le monde était à son poste dans le navire et prêt à démarrer, quand un grain de sable vint s'insérer dans l'engrenage : les grandes portes donnant sur l'écryme ne s'ouvraient pas. Quelque chose dans le mécanisme destiné à les ouvrir mécaniquement coinçait.
Bosko sorti en courant sous les cris de sommation des lanskois et les appels à l'ordre de son équipage. Il n'en avait cure. Il courra vers les portes et commença à les ouvrir manuellement. Sous de lourds grincements; elles finirent par céder à l'ordre physique de Bosko et libérèrent enfin l'ancien aérostat qui languissait de rejoindre son écryme tant attendue.
Bosko voulu sauter sur le bateau qui avançait quand une balle de mousquet vint le cueillir en pleine poitrine. Il rata son saut. Il s'écrasa comme une poupée de chiffon contre la coque métallique du navire avant de tomber dans l'écryme qui émit directement des gargouillis de remerciement pour cette offrande.
Les balles suivantes ricochèrent contre le blindage de la coque comme des grêlons d'été sur un toit de tôle. Ils s'éloignèrent de la rive tandis que les lanskois cessèrent leur assaut.

Le véhicule était autant un submersible qu'un bateau. Son puissant moteur à vapeur actionnait des roues à aubes permettant d'avancer à la fois sur la terre ferme et sur l'écryme. Un éperon à l'avant, similaire à celui d'un train, a été ajouté. L'engin comportait d'imposants containers-ballasts sur les côtés (comme un trimaran) contenant du combustible, mais aussi de l'air pour assurer la flottaison.
A l'intérieur de l'habitacle, les chaudières produisaient une douce chaleur presque réconfortante tranchant avec l'humeur morose qui y régnait après la mort violente de Bosko. La tristesse de l'équipage était accompagnée des bruits qu'émettait la coque sous l'influence de la pression et de l'écryme.

La situation n'aurait pas pu tourner plus mal, et pourtant, Bosko nous avait tous sauvé. Quand il sortit pour ouvrir les portes de force, je criais pour lui dire de n'en rien faire, mais il n'écoutait déjà plus. Et lorsque la balle le cueillit, j'arrêtais de respirer. Le choc de son corps contre la paroi du navire suivit de sa chute dans l'écryme m'horrifièrent. L'aérostat modifié s'élança rapidement hors du hangar, mais mon esprit était déjà loin, totalement anesthésiée par cette débauche de violence. je ne m'étais jamais fait beaucoup d'amis et, avec le temps, j'avais fini par imaginer Bosko comme l'un d'eux, comme l'un des meilleurs.

Lorsque Grand-père nous parlait des traîtres qu'il arrêtait, nous étions tous si fier du travail qu'il accomplissait. Mais parmi ces hommes et ces femmes, combien avaient été comme nous en ce moment ? Combien s'étaient sacrifiés comme Bosko ? Avaient-il été pleurés, salués ? Tout cela n'avait aucun sens. L'écryme avalait tout, la joie, l'espoir. Les amis.

Bosko venait de disparaître.

Il n'y aurait pas de tombe pour lui.

Juste nos souvenirs et nos larmes.

Toutes les personnes présentes étaient sous le choc. Máté, les larmes aux yeux, était extrêmement en colère et tentait de travailler durement pour ne pas s'extérioriser sur l'une des autres personnes qui ne pouvaient finalement rien à cette situation.
Antal semblait soudain encore plus renfermé qu'à l'accoutumée. Des larmes coulaient à flot soutenu le long de ses joues mais il ne disait pas le moindre mot, se concentrant sur la direction à suivre.
Edward, lui, était sous le choc. Assis sur un banc, les bras sur les genoux, il tenait sa tête entre ses mains. Il balbutia "Nous... Nous ne pouvons pas nous arrêter... Nous devons continuer..." Il était difficile de savoir s'il était insensible à la mort de son homme de main ou s'il prenait seulement son rôle de capitaine trop à cœur. Dans tous les cas, encore bien davantage que les semaines passées, Johanna ne reconnaissait pas son mentor. Quelque chose en lui semblait brisé à jamais.

"Pourquoi ?..."

Je ne reconnus pas ma voix, brisée qu'elle était par le chagrin et le remord. Il fallait cependant que je parle à Edward.

"Qu'est-ce qui te motive à ce point ? demandais-je à nouveau, d'un ton plus sûr. Tu nous dois la vérité maintenant. Tu la dois à Bosko."

Je m'en voulais de le presser dans un moment pareil, cependant il était plus que temps.

Spoiler:

Jet:

Edward inspira profondément et soupira. Johanna avait raison. Il ne pouvait plus retenir tout cela, il devait lui expliquer. Il prit son courage à deux mains et commença son récit.
"Les expériences que j'ai subies dans ma jeunesse n'ont pas seulement laissé des séquelles et des cauchemars en moi. Pour une raison que je ne comprends pas, je me suis en quelque sorte lié au métal. J'ai longtemps tu cette faculté, pensant que j'étais fou. J'ai essayé d'en parler à des amis proches, mais eux aussi ont fini par croire que j'étais fou. Je l'ai donc gardé pour moi toutes ces années, jusqu'à aujourd'hui. Je ne suis plus capable de ressentir de véritables émotions, raison pour laquelle je suis resté seul. La froideur du métal raisonne avec le vide émotionnel en moi. Au bout d'un moment, il finit par le remplir. Cette impression est d'autant plus forte avec des machines. Plus elles sont complexes, plus je me sens vivre...
Il y a maintenant plusieurs mois de cela, alors que je ne voulais qu'acheter des pièces pour mon atelier, je l'ai entendue. Blanche." Edward effleura doucement la carlingue, comme s'il la caressait "Elle criait à l'agonie, enfermée dans l'écryme, mourant à petit feu, rongée par l'acidité. Elle ne devait pas être un aérostat, elle était déjà conçue pour la navigation sur l'écryme, mais ses constructeurs ont dû la transformer en aérostat pour la guerre. Elle était là, échouée, criant et suppliant. Tout ce qu'elle voulait, c'était d'entreprendre son voyage. Un voyage jusqu'à Méthalume..."
Edward laissa retomber sa main et regarda Johanna, tant soulagé de sa confidence qu'effrayé par la réaction que son amie pourrait avoir. Allait-elle le déclarer fou, comme l'ont fait tant d'autres par le passé, ou allait-elle le comprendre ?

Le récit d'Edward ne m'étonna pas. Peut-être avais-je déjà imaginé cette réponse, ou quelque chose de semblable. Était-ce vrai cependant ? Lui semblait le croire en tout cas. Il avait toujours eu ce côté un peu étrange, mais cette fois, cela allait beaucoup plus loin. Trop loin ? Je ne savais pas. Je m'étais toujours gardée de juger le seul ami qui m'ait jamais acceptée telle que j'étais réellement : la petite fille d'un métropolite craint pendant ses jeunes années devenu par la suite un membre important du ministère de la Propagande.

Cependant...

Bosko était mort.

Sans que je m'en rende compte, cet homme avait pris une place importante dans mon cœur. Peut-être parce que Gatien était loin. Peut-être parce que... Je ne pouvais pas occulter toute la souffrance accumulée par Edward tout au long de son existence, pas plus le fait que Bosko s'était sacrifié pour nous. finalement, son absence me laissais dans la poitrine un trou aussi béant que celle de Gatien et il m'était difficile de ne pas juger mon mentor en faisant abstraction de mes sentiments exacerbés par la perte. Cela devait forcément se voir et se savoir, finalement il était celui avec qui je discutais le plus. Je serrais les dents, essuyais une larme importune d'un geste tremblant.

"Pourquoi Méthalume ?"

Ces mots que je prononçais ne semblaient pas être les miens, et pourtant. Malgré tout, je voulais savoir, même si cela m'arrangeait de rentrer chez moi, de retrouver ma famille et peut-être Gatien, de quitter l'endroit qui avait coûté la vie à une personne chère à mon cœur.

"Pourquoi Blanche veut-elle y aller ? Se rend-elle compte du danger que cela implique ? De ce que cela risque de nous coûter à tous et pas seulement à toi ?"

"Sauf que tu ne l'as pas fait, rétorquais-je d'un ton qui se voulait réprobateur mais dans lequel pointait surtout la déception, sinon tu nous aurais dit cela plus tôt. Tu me l'aurais dit lorsque je te l'ai demandé à mon arrivée."

Je serrais les poings et baissais la tête, tremblante comme une feuille. Même si je pouvais comprendre ses motivations, j'aurais tellement préféré les avoir connu avant aujourd'hui.

"On doit donner un sens à tout ça, dis-je si bas que ma voix était à la limite du chuchotement. Si on ne parvient pas jusqu'à Méthalume, la mort de Bosko aura été inutile jusqu'au bout."

Je me relevais difficilement, à peine remise du choc initial.

"Je vais examiner la coque. On n'a jamais pu en tester l'étanchéité, il faut maintenant s'en assurer ou Blanche n'ira pas plus loin que le milieu d'une mer d'acide."

Jet:

Johanna alla examiner la coque, les bruits l'inquiétant plus qu'elle ne voudrait l'admettre. Cependant, tout semblait tenir fermement.
La première réelle difficulté était le brouillard du soir qui se levait. La traverse grâce à laquelle Edward s'orientait n'était plus visible. Edward rejoignit Johanna sur le pont pour guetter tant bien que mal et donner les ordres à Antal. De cette manière, ils purent garder le cap tout en évitant les décombres d'aérostats, des îlots ou même décombres du moyécryme. Voir ces anciennes bâtisses passer comme des fantômes du passé était aussi effrayant que fascinant.
Edward était visiblement mal à l'aise, il semblait autant vouloir se rapprocher de son amie que lui laisser un certain espace, il n'était certainement pas facile pour elle de digérer les nouvelles qu'il lui avait apprises, surtout après la mort de Bosko dont l'équipage n'a toujours pas pu faire le deuil, occupés qu'ils étaient à diriger l'engin.

Les brumes fuligineuses qui se formaient désormais correspondaient tant à celles qui obscurcissaient mon esprit qu'un instant je crus qu'elles s'étaient simplement matérialisées. Diriger Blanche dans ces conditions s'avéra difficile mais avec Edward je pus m'acquitter de ma tâche. Lors des moments de sécurité, je le sentais près de moi. Sa présence m'irritait et me rassurait tout à la fois, mais je ne me voyais pas le rabrouer, lui aussi avait vécu l'assaut des métropolites avec nous. Je surveillais les ruines qui émergeaient comme autant de récifs artificiels, souvenirs d'un monde qui avait perdu pied avant d'être presque intégralement détruit par sa propre création. Je soupirais, mes pensées s'en allaient rejoindre Gatien et Bosko. Un frisson me traversa la colonne vertébrale de la façon la plus désagréable qui soit. Je m'humectais les lèvres, me retenais encore de pleurer tout mon soûl. Je n'attendais d'ailleurs qu'un moment de solitude pour cela mais il était clair que je l'obtiendrais pas tant que je serais coincée sur le navire.

"Tu sais, dis-je d'une voix rauque, quand papa et Grand-père m'ont annoncé qu'ils allaient me présenter mon fiancé, je n'avais qu'une envie, fuir pour retrouver Gatien. À la place, je suis venue t'aider et j'y ai trouvé un certain équilibre. j'y ai rencontré des gens que j'aime et admire beaucoup."

Ma voix se fêla mais je continuais malgré tout.

"Je commençais à penser que je pourrais bien vivre comme cela, sans le soutien de ma famille mais libre, avec l'homme que j'aime. Cependant..." je soupirais. J'étais lasse, mais j'avais besoin de continuer. "Cependant, Bosko est mort aujourd'hui et... Comment pourrais-je vivre s'il arrivait la même chose à Gatien ? Je me retrouverais seule, sans personne, tout ça pour avoir voulu vivre mes rêves. Je..."

Je serrais en tremblant la rambarde. J'avais envie de hurler.

"Ce qu'on a vécu était incroyable, mais cela m'a appris qu'un rêve reste un rêve. Si Bosko avait vécu.. " Je secouais la tête, résignée. "Je... je crois que je vais accepter la proposition de Grand-père. Même s'il est sûrement très fâché, il acceptera mes excuses si je rentre dans le rang."

Les larmes coulaient maintenant sans s'arrêter, pourtant je parvins à sourire à Edward.

"C'est la meilleure chose à faire, je crois. Et toi, où iras-tu après Méthalume ?"

Jet:

Edward était visiblement soulagé par l'ouverture de Johanna, mais ne pu s'empêcher de paraître triste. Sa mine déjà fatiguée et émaciée par les dernières semaines se creusa au point de ressembler à un mort. Il sombra doucement dans l'amertume de sa vie.
"Je... Je partirai. Avec Blanche..." répondit-il dans un souffle fatigué.

La conversation fut coupée par un vacarme effrayant venant des moteurs. Máté appela du fond de cale pour dire qu'une courroie venait de se démettre. Elle a pu couper le moteur avant que les dégâts ne s'aggravent et avait besoin d'aide pour tout remettre en ordre. Johanna lui porta main forte immédiatement, mais les deux femmes peinèrent pour remettre le moteur d'aplomb. Elles s'en étonnaient. Autant pendant la construction tout semblait très facile et rapide, autant maintenant la réparation avait semblé inhabituellement longue. Elles mirent cela sur le dos de la journée très mouvementée qu'ils avaient tous vécus.

Partir avec Blanche. Si elle avait été un être humain, c'eut été une belle histoire. Mais les rapports qu'il entretenait avec cette chose me dépassait. Était-ce dans sa tête ou tout cela était bien réel ? je séchais mes larmes, soulagée d'avoir pu extériorisé une partie de ma peine et avant que je ne puisse rétorquer à sa réponse, Máté appela à l'aide.

Replacer la courroie demanda des efforts étranges comparés à la facilité avec laquelle nous avions travaillé pendant ces quelques semaines dans le hangar. Cependant j'était si épuisée par la succession d'événements que cela me sembla presque normal.

Presque seulement.

Il m'était malgré tout impossible de réfléchir sainement à cet instant, aussi retrouvais-je les autres pour leur demander comment nous allions nous organiser pour nous reposer.

La décision a été prise, finalement, de faire des roulements deux par deux, avec des temps de repos de quatre heures. Les personnes au repos se recouperaient seulement de deux heures, permettant un roulement efficace et qu'il n'y ai pas toujours les deux mêmes groupes de deux personnes. Máté n'étant pas la meilleure navigatrice et Antal ayant des lacunes en anthropo-mécanologie, comparé aux autres, ce roulement permet d'avoir toujours au moins un bon navigateur et un bon anthropo-mécanologue à disposition.
Le repos était le bienvenue, même si les premières quatre heures de sommeil semblaient bien trop courte.
Au moins, l'équipage pu trouver un peu de repos, rassembler ses esprits et commencer doucement le deuil de leur collègue.

Le moment le plus surprenant pour Johanna était lorsqu'elle s'est retrouvée seule avec Antal. Le barbu taciturne se mit tout à coup à parler, sans la regarder "Edward n'est pas le seul" commença-t-il. Un long moment de silence. "Je devais avoir un enfant, il y a quelques années. Je pensais qu'il était de moi, mais il n'en était rien. Un jour, alors qu'elle était sur le point d'accoucher, j'ai retrouvé ma femme éventrée, le bébé enlevé. Mourante, elle m'a avoué avoir servi de cobaye à un groupe mystérieux. La Loge des Effluences. Je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est. J'ai découvert qu'Edward y était lié, c'est pour ça que j'ai accepté de l'aider, pour me rapprocher de lui, venger ma femme, mon enfant, ME venger... Mais je me suis rendu compte qu'il n'était lui aussi qu'une victime. Je suis finalement resté dans l'espoir de lui apporter un soulagement en menant à bien sa mission..."
Antal sombra à nouveau dans le mutisme, de grosses larmes silencieuses coulant le long de ses joues avant de se perdre dans sa barbe hirsute. Il ne dit plus rien ce jour-là.

J'écoutais l'histoire d'Antal avec effarement. Celle d'Edward semblait déjà insoutenable, mais ça... Je ne trouvais rien à répondre face au récit glaçant de mon camarade et je réprimais à grand'peine mes tremblements, dus tout à la fois à l'épuisement qu'à l'horreur de ce qu'avait vécu Antal. Un instant je faillis lui demander pourquoi il me racontait tout cela, mais cela l'aurait profondément blessé sans doute, alors j'acceptais cette confession tout en me demandant si je pourrais supporter de telles choses si elles m'arrivaient. Tout cela ne donnait que plus de poids à ma décision de mener une vie bien rangée et loin de tout ce malheur. Ne sachant quoi répondre à mon ami en souffrance, je me contentais de poser ma main sur son épaule. Ce n'était pas grand chose, mais j'espérais qu'il comprendrait que, par ce geste, je compatissais à sa douleur.

L'équipage trouva un peu de repos pendant quelques heures, jusqu'à ce que la prochaine avarie se fasse connaître : le navire ralentit drastiquement son allure et la machinerie se mit à émettre des sons étranges, de véritables plaintes. Edward avait une main posée contre le moteur, le teint livide. Il allait dire quelque chose quand une conduite explosa, remplissant rapidement la cabine d'une vapeur brûlante. Il fallait agir rapidement et colmater la fuite.