5ème Flashback - Anya : Il n'est de bonne compagnie qui ne se quitte - Terminé

L'avocate se sentait un peu perdue dans tout ça. Cette journée calme en apparence prenait un tournant glauque et innatendu. Elle tournait un peu dans la pièce, observant Yunus d'un air suspicieux, avant de se décider à sortir retrouver Félicia, Alicia et Antal. C'était les premiers à avoir réagit, peut-être pourrait-elle en savoir plus de cette façon.

Anya peinait à comprendre ce qui se passait aujourd'hui. La journée, qui avait pourtant commencé comme toutes les autres au service d'Aimé, devenait doucement effrayante. Perdue dans ses pensées, elle sorti de la cuisine à la recherche de Félicia, Alicia et Antal.
Elle prit les couloirs, les escaliers et autres paliers en direction de la chambre la plus proche où elle pourrait les trouver. Probablement chez Félicia. Repensant à la scène de crime, le chemin lui paraissait beaucoup plus long que d'habitude. Elle ouvrit la porte de la chambre de la cantatrice. Elle s'attendait à trouver une pièce assez grande et bien décorée, le lit à baldaquin qu'elle put déjà apercevoir quelques fois, la coiffeuse bien fournie pour la mise en beauté de la dame de compagnie du maître, mais il n'en était rien. La pièce était beaucoup plus froide, petite et sombre. Les murs étaient habillés d'étagères remplies de disques, un bureau ensevelit sous les parchemins se trouvait en son centre, accompagné d'un phonographe. C'était le bureau d'Aimé Murdzek.
Anya se demandait comment elle avait bien pu arriver là.

Décontenancée par l'apparition soudaine du bureau de son employeur, elle se demanda d'abord comment elle avait pu se tromper à ce point, avant de se dire que c'était peut-être également l'occasion pour y chercher des éléments. Le nombre lu dans le carnet trottait également à la lisière de sa conscience. Pouvait-il s'agir de la combinaison d'un coffre ? Elle avait d'abord pensé à une année, mais celle-ci se trouvait bien trop loin dans le futur pour que cela soit crédible. Il y avait aussi sa liste de suspects bien trop grande pour être vraiment utile, peut-être trouverait-elle ici des informations qui lui permettrait de faire un premier tri ? Il fallait bien se lancer quelque part, alors elle retroussa ses manches et se mit en quête des réponses que le bureau d'Aimé pourrait lui apporter.

Anya s'avança doucement dans le bureau faiblement éclairée. La porte se referma doucement derrière elle, presque imperceptiblement. Le silence absolu y régnait et aucune fenêtre ne laissait entrer la moindre lumière. L'avocate-duelliste mit quelques minutes à s'habituer à la pénombre. Ses doigts glissaient avec appréhension entre les documents entassés. Qu'allait-elle bien y découvrir ?

Au bout de plusieurs instants elle tomba sur un premier indice. Il était question de Verena Teicher, l'autre duelliste de la maison. Murdzek semblait écrire des rapports à son sujet, comme s'il menait des expériences. Il y est question de somnambulisme. Anya était bien au courant du mal qui hantait Verena, mais d'après les écrits du maître de maison, elle était régulièrement droguée. Il semblait pouvoir la manipuler grâce à des mots-clés qui la plongeraient dans une sorte de transe. Apparemment il l'aurait déjà envoyée accomplir des missions de la sorte. Serait-elle donc la coupable ? Est-ce qu'Aimé aurait commandité le meurtre dans sa propre demeure ?

Anya continuait de fouiller à travers les plaques d'argile, de cuivre et les enregistrements audio. Elle découvrit un échange épistolaire concernant des vols de câbles à Méthalume qui devaient être envoyés dans une seigneurie traversière, Sankt Antha, d'après les plaques. Des noms revenaient régulièrement : Anton et Artus. Visiblement, Aimé plongeait dans les tractations illégales, ce qui ne surpris que moyennement la juriste. Elle savait très bien que les personnes les plus influentes étaient souvent celles qui avaient le plus à se reprocher.

Elle découvrit d'autres rapports. Il s'agissait d'Antal cette fois, le vieux serviteur. L'écriture d'Aimé y était beaucoup plus douce ici, la jeune femme pouvait déceler dans la construction des phrases une certaine empathie pour le vieil homme, une amitié qui serait plus vieille que ce que la plupart pouvaient imaginer. Aimé y semblait bien plus inquiet pour son employé que réellement intéressé par son état médical. D'après les écrits, Antal souffrait de terribles cauchemars. Il confiait à son patron se revoir frapper et maintenir des enfants afin de briser leur volonté. Il était question d'une Loge des Effluences, Loge dont Anya n'avait vraisemblablement jamais entendue parler.

Anya dut déglutir en repensant à ce qu'elle venait de lire. Une sueur froide commençait à couler le long de son dos tandis que la pièce semblait de plus en plus oppressante. Mais une fascination morbide la teint en haleine tandis qu'elle fouillait de plus belle dans les documents de son employeur. Elle découvrit ainsi qu'il entretenait également une relation marchande avec un certain Samuel Bilefsky, un homme qu'Anya a déjà rencontré plusieurs fois au sémaphore de Méthalume. Il était question du manuscrit d'un certain Linzi que le noble marchand semblait vouloir se procurer pour le compte de Murdzek.

Félicia Eber était la prochaine pour laquelle Anya trouva des rapports. La dame de compagnie un peu excentrique disait toujours avoir trouvé sa voie de cantatrice après avoir entendu un vieil enregistrement d'Esperanza, l'une des plus célèbres divas de Venice et première femme à devenir Doge. Les écrits montraient qu'il n'y a jamais eu d'Esperanza. Elle n'a jamais existé ailleurs que dans l'imagination de Félicia. Aimé éprouvait une certaine fascination malsaine pour son amie, d'autant plus qu'elle appréciait particulièrement les œuvres laides, grotesques d'un artiste dément de Venice, qu'elle trouvaient magnifiques. Aimé n'a jamais partagé cette passion, il la gardait auprès de lui dans l'unique but de l'étudier, étudier son esprit tordu et tortueux.

Comme elle s'y attendait maintenant, elle découvrit les écrits concernant Yunus, le médecin. Une tristesse la remplit quand elle se rendit compte de la vérité autour de ce pauvre homme. Yunus avait perdu son droit de pratiquer après avoir été condamné pour meurtre par empoisonnement. Il n'en est pourtant rien. Le meurtre a bien eu lieu, mais a été commis par un assassin commandité par Murdzek. Yunus devait en porter le chapeau pour la seule raison qu'Aimé puisse le forcer à travailler à son compte, le forcer à préparer de nouvelles drogues à l'intention des victimes actuelles de Murdzek. Victimes actuelles. Anya eut un haut-le-cœur à l'idée que le vieil homme puisse continuer ces expériences dégoûtantes. Elle avait peur de continuer ses recherches mais ne put s'en empêcher.

Elle passa rapidement sur un autre ordre demandant à arrêter un homme travaillant sur un navire interdit à Ferraille à cause de la mauvaise utilisation faite de ressources pourtant rares. Il y dénonçait la volonté de cette homme de naviguer sur l'écryme, une véritable foutaise. C'est alors que le sang d'Anya se glaça dans son corps. Ce qu'elle redoutait le plus mais dont elle était certaine, au fond, de l'existence, se révéla devant elle. D'autres rapports. Les rapports concernant Anya Sopiha, la jeune avocate-duelliste et dernière recrue du vieil homme. Sa vision se flouta sous la peur qu'elle ressentait à lire plus avant.
Elle dut employer toutes ses forces afin de ne pas rendre son dernier repas à la lecture des mots gravés sur la tablette d'argile. La généalogie d'Anya y figurait. Du moins sa généalogie proche. Aimé connaissait les parents de la jeune femme. Il y était à nouveau question de Loge des Effluents. Anya était en contact avec Murdzek depuis sa plus tendre enfance. Alors pourquoi ne se souvenait-elle pas de lui ? Maintenant qu'elle y pensait, elle ne se souvenait que de peu de choses de son passé. Elle commença même à douter de ses souvenirs qu'elle savait pourtant être réels. Les écrits montraient que c'est le vieil homme qui avait payé les études de la jeune femme. Elle découvrit qu'elle travaillait pour lui, dans cette demeure, depuis bien plus longtemps qu'elle ne s'en souvenait. Il la soumettait depuis sa naissance à des drogues et séances d'hypnoses. Il essayait de la séparer de tous ses sentiments, en faire une sorte de coquille vide, imperméable aux émotions, qu'il pourrait diriger comme bon lui semblait. Était-ce la raison pour laquelle elle se sentait toujours en décalage avec le reste du monde ? Elle n'en revenait pas. Elle ne savait qu'en penser. Elle commençait à avoir des vertiges et des angoisses. Elle ne comprenait plus le monde qui l'entourait.

La nausée que ressentit à cet instant Anya faillit la submerger, mais ce qu'elle pouvait désormais nommer des années de conditionnement lui permirent de n'en rien faire. Pourtant, des sentiments diffus tentaient de se manifester, notamment la colère et le dégoût d'avoir ainsi été manipulée depuis... depuis quand ? Sa mémoire avait vraisemblablement été altérée, et bien qu'elle ne refusait de l'admettre, les preuves qu'elles avait réuni la forçaient à regarder la vérité en face. Elle serra le poing pour contenir la rage qui la gagnait et, peu à peu, parvint à retourner à son état d'esprit "habituel". Elle accepta également l'horrible vérité. On l'avait conditionnée depuis son plus jeune âge, afin qu'elle devienne la marionnette d'Aimé. Elle réalisa également, maintenant qu'elle voyait tout cela, qu'elle pouvait tout à fait être considérée comme coupable éventuelle de ce crime. Peut-être même la coupable parfaite.

Elle s'assit une minute, le temps de penser à ses découvertes et sur ce qu'elle était censée faire désormais. Bien sûr, son devoir lui commandait de trouver le coupable, mais elle désirait également connaitre la vérité à son propre sujet. À ce sujet, deux noms sur la liste lui revinrent en tête : Antal et Yunus. L'un comme l'autre pouvait être à même de lui indiquer s'ils avaient "travaillé" avec elle. Yunus était également monté plus haut que les autres sur la liste des suspects, à cause du très lourd passif qu'il avait avec Aimé et de ses compétences qui auraient très bien lui permettre de droguer Aimé ainsi que Véréna. Cependant, ce meurtre était une anomalie ; pour quelle raison aller tuer cette jeune femme ? Aurait-elle découvert la vérité ? Ou plutôt, avait-elle eu peur d'être soupçonnée et avait-elle émis une quelconque hypothèse face au meurtrier d'Aimé ?

Sentant qu'il lui fallait désormais agir, elle se releva, des reflets d'acier dans son regard décidé. Il lui fallait des réponses et elles obtiendrait, coûte que coûte. Elle quitta le bureau et se mit à la recherche d'Antal et de Yunus. Elle parlerait au premier des deux qu'elle trouverait.

Bien décidée à tirer cette affaire au clair, elle ouvrit la porte du bureau de son patron. Elle cilla un instant en voyant le couloir devant elle. Avec un instant d'hésitation, elle se retourna vers la pièce. Sa chambre était disposée comme à son habitude, le lit encore défait de sa dernière sieste après avoir été réveillée par les cris de Verena.
Elle resta alors plantée là, ne sachant ce qui venait de se passer. Elle se trouvait bien dans sa chambre et non dans le bureau de Murdzek. Quelques documents étaient en désordre sur son secrétaire, comme si quelqu'un venait de les fouiller. Avait-elle tout rêvé ? N'a-t-elle jamais été dans ce bureau ? A-t-elle été droguée ?

Au travers de sa petite fenêtre elle voyait que le jour avait fortement décliné, la nuit commençait à prendre doucement le dessus sur la lumière. Une impression étrange commençait à envahit la jeune avocate-duelliste. Elle était mal à l'aise. Quelque chose ne tournait pas rond ici.

Anya cilla plusieurs fois. Elle n'avait pas l'habitude de perdre pied ainsi, tout comme elle avait appris à faire le distingo entre le réel et le fantasme. Il lui était pourtant impossible de démêler le vrai du faux cette fois-ci et elle en conçut de la peur, sentiment tout aussi étranger que les autres. Elle voulait croire à ce qu'elle avait vu, car elle ne se pensait pas suffisamment imaginative pour inventer de telles élucubrations. Dans ce cas, si tout cela était vrai, comment avait-elle pu se retrouver de nouveau dans sa chambre, comme si rien ne s'était passé ? L'autre solution était qu'en fait de rêve, il ne s'agisse en réalité d'un souvenir. D'un seul coup, cela devenait cohérent --suffisamment en tout cas pour qu'elle retrouve son calme. Par précaution elle se pinça le bras suffisamment fort pour avoir mal avant de reprendre là où son "rêve" l'avait interrompu : l'interrogatoire de Yunus et d'Antal.

Après s'être assurée de bien être réveillée, Anya arpenta à nouveau la demeure en recherche de Yunus et Antal. C'était la chambre du vieux majordome qui était la plus proche. Elle s'y dirigea naturellement en traversant les somptueux couloirs richement décorés. Elle arriva devant la porte de son collègue. Après s'être assurée de sa présence en toquant, elle l'ouvrit doucement. La poignée semblait grippée et les gonds grincèrent quelque peu à son ouverte. Cela lui paraissait étrange dans un premier temps. Elle se rendit compte qu'elle était bien habituée au luxe de cette maison pourtant si bien entretenue.
Antal se trouvait à son bureau et se pinçait l'arrête du nez. Il semblait soucieux.

Anya entra mais, prise d'une hésitation, ne sut tout de suite comment manifester sa présence. Elle était partagée entre ce qu'elle connaissait d'Antal et ce dont elle s'était souvenue -s'il s'agissait bien de cela. Elle prit une profonde inspiration et s'avança dans la chambre d'Antal, prenant bien soin de marquer le pas d'un vigoureux coup de talon, signifiant ainsi de nouveau sa présence et cherchant à interpeller le majordome.

"Antal, souffla Anya, presque surprise d'entendre sa propre voix dans ce silence de tombeau, nous avons à parler. Pas d'Aimé, pas seulement. Mais... de moi aussi."

Une nouvelle inspiration, les yeux clos.

"Que savez-vous de la loge des Effluences ?"

Elle avait choisi le choc frontal. Elle n'appréciait pas les ronds de jambes, ni les salutations à n'en plus finir. Elle voulait également crever l'abcès le plus vite possible et pour cela, rien de mieux qu'une approche directe.

Spoiler:

Jet:

Antal leva ses yeux fatigués vers Anya, visiblement affligé par ce qui se passe depuis quelques heures. Il la regarda d'un air interrogateur "De quoi parlez-vous, ma chère ?"

Anya pensait avoir été suffisamment décontenancée jusque là et elle découvrit à quel point elle avait tort. Elle cillait, complètement désorientée, incapable de démêler le vrai du faux. Un instant elle crut qu'il se moqua d'elle, mais l'avocate-duelliste avait côtoyé suffisamment de menteurs dans sa courte carrière pour les repérer de loin, et Antal n'en était pas un.

"Je..."

Sa bouche s'asséchait à mesure qu'elle cherchait ses mots. En qui pouvait-elle avoir confiance ? Elle ne pouvait même pas croire ses propres souvenirs et pourtant ceux-ci semblaient bien trop crédibles pour être inventés de toutes pièces. Une vieille maxime lui revint en mémoire : "Dans tout mensonge, il y a une part de vérité". Mais où se cachait-elle alors ? Incapable de le savoir, elle finit par s'asseoir et par raconter son rêve.

"J'étais dans le bureau d'Aimé et je lisais des documents éparpillés, avec des notes sur nous tous. Tout semblait bien trop vrai pour que je puisse inventer tout ça."

Elle s'humecta les lèvres. Elle se sentait vulnérable et elle détestait ça. Elle se concentra alors sur ce qu'elle avait lu du vieux majordome.

"Dans le dossier vous concernant, Aimé y parlait de l'affection qu'il vous porte, votre amitié semble beaucoup compter pour lui. Cependant, il y écrivait également que vous faisiez régulièrement des cauchemars, à propos de votre passé, et cette Loge en faisait partie, ainsi que de ce que vous y faisiez."

Elle préféra taire la suite pour ne pas s'aliéner la sympathie d'Antal et, une fois encore, elle le sonda pour s'assurer de sa bonne foi. Y avait-il une part de vérité dans ce qu'elle lui avait dit ?

Le vieil homme dégluti lourdement tandis qu'Anya lui exposa son rêve. Lorsqu'elle eut fini, il semblait encore plus vieux qu'auparavant. Il semblait tellement las.

"Je... Je ne savais pas que M. Murdzek prenait des notes..." Dit-il lentement. Il ne continua qu'après un silence qui semblait durer une éternité "Je connais M. Murdzek depuis plus longtemps que je ne puisse me souvenir. Je ne pourrai vous dire quand ou dans quelles circonstances nous nous sommes rencontrés. Nous avons à plusieurs reprises parlé de notre amitié, mais plus les années passent, plus je la ressens comme une servitude. Je ne sais pas si je suis son ami... À vrai dire, je ne sais même pas réellement ce qu'est une amitié. Je sais que cela implique des sentiments, mais je ne sais non plus ce que sont des sentiments." Antal ferma les yeux quelques instants avant de continuer "Dans mes cauchemars... Je maltraite des enfants. Les forces à prendre des drogues. Les fouette. Les étrangle... Leur injecte de l'écryme, la leur fait boire, la verse dans leurs yeux et pire encore... Vous n'imaginez pas les horreurs que je vois la nuit. Cependant, bien que dans la peau du bourreau, je ne suis qu'un spectateur de la scène. Bien que j'administre ces punitions, je les ressens également. M. Murdzek a fait déplacer ma chambre dans cette aile de la maison pour préserver mon intimité, que les autres membres de la maisonnée ne se doutent pas de mon état. Je n'ai jamais su si ces visions sont des souvenirs ou les rêveries d'un esprit tordu et malmené. Je ne connais pas cette Loge dont vous me parlez, mais au vu de ce que vous me dites, je peux imaginer qu'il s'agisse d'une Loge renégate qui ferait ce genre de pratiques sur des enfants. Mais cela voudrait dire que mes cauchemars sont les réminiscences d'une horrible réalité que je ne voudrais pas devoir accepter..."

Une larme coulait le long de la joue gauche du vieil homme. Il semblait attendre la mort comme une délivrance qui ne voulait pas arriver, comme si sa vie entière était la torture qu'il voyait dans ses cauchemars.

Anya déglutit. Ce que venait de révéler Antal prouvait désormais que ce qu'elle avait vu était bien la vérité --au moins pour le vieux majordome--, mais elle n'en éprouvait aucun soulagement, uniquement du dégoût pour ce qui lui était arrivé, tout en craignant qu'il ait pu être du côté des bourreaux plus que des torturés. Cette perte de mémoire l'inquiétait aussi énormément, et la seule personne qui semblait capable de les droguer de la sorte était Yunus. Restait maintenant à savoir s'il était conscient de ce qu'il faisait où si, comme Antal et elle, lui aussi était victime d'une drogue qui les privait de tout un pan de leur mémoire.

"Ne vous affligez pas plus, dit Anya d'un ton qu'elle voulait rassurant. Il est bien possible que vous, moi, et peut-être même tous les occupants de cette maison, ayons été manipulés de bout en bout. Le monstre n'est peut-être pas celui que l'on croit."

Anya retrouvait peu à peu son aplomb. Antal avait confirmé ses visions, elle pouvait donc affirmer qu'il s'agissait de souvenirs, restait le fait qu'ils semblaient se manifester pendant les périodes de repos. L'inconscient tentait-il par ce biais de resurgir ?

"Je vais prendre congé pour le moment, reposez-vous. Je reviendrais plus tard."

Antal acquiesca lourdement en s'essuyant discrètement ses yeux humides. L'ambiance était devenue très lourde, emplie d'une profonde tristesse. Les sources de lumière semblaient plus faibles à présent, comme si les douleurs du vieil homme avaient atténué leur clarté.
La porte ne céda que difficilement sous les efforts d'Anya. Elle s'ouvrit lentement, grinçant plus fortement encore sur ses gonds aussi endoloris que le majordome. Le couloir semblait froid et sombre, comme les pensées d'Anya. Tout semblait si étrange, irréaliste depuis cet étrange passage dans le bureau d'Aimé.
Le pas lourd par les révélations qu'elle venait d'entendre, elle se dirigea vers le bureau de Yunus, dans l'espoir d'y voir enfin plus clair. Les vouloirs de la maison Murdzek semblaient longs, étriqués, presque suffocants. Par les fenêtres Anya pu voir que le soleil s'était bien couché. Était-il vraiment déjà si tard ?

La porte de la chambre de l'herboriste semblait ne plus avoir été nettoyée depuis longtemps. Le métal était terne et quelques taches d'oxydation commençaient à pointer par endroits. Elle s'ouvrait moins difficilement que celle d'Antal, mais Anya sursauta lorsqu'elle se ferma dans un claquement fort derrière elle.
La chambre du médecin personnel était un bric-à-brac de fioles, verrières et outillages divers et variés. Plusieurs plantes poussaient dans de petites serres posées sur des tables ou à même le sol. Des lumières les éclairaient et assuraient aux plantes une bonne croissance. Yunus lui-même était affairé à un lavabo, visiblement en train de bander sa main droite.
"Bonjour Anya, désolé pour la porte, il y a des courants d'air parfois, n'y prêtez pas attention" lui lança l'homme sans se retourner.

Quelque chose changeait. Anya le ressentait sans être capable d'en connaitre la cause, encore moins la profondeur de ce changement. Elle avait l'impression d'errer alors que sa destination était établie, précise. Elle avait vécu toute sa vie avec une précision d'horloger et depuis ce matin, toute cette belle mécanique était mise à mal par des événements incompréhensibles, des révélations terribles, et elle sentait que cela ne faisait que commencer.

La porte de Yunus s'ouvrit avec difficulté,  comme celle d'Antal qu'elle venait de quitter. Une porte grippée, c'était un hasard, mais deux ? Elle ne se souvenait pas que la maison soit si mal entretenue. Et si tout cela n'était qu'un rêve ? Non, impossible, elle s'était pincée pour vérifier, avait ressenti la douleur... Pouvait-on rêver la douleur ? La porte claqua, emportée par un courant d'air, effrayant Anya tout en lui faisant perdre le fil de ses idées. Elle se secoua et reporta son attention sur Yunus.

"Comment va votre main ?" commença-t-elle.

Elle s'installa sur le lit après avoir repoussé une partie du bazar ambiant, amusée malgré elle par cette touche de normalité, peut-être la première qu'elle voyait depuis ce matin. D'ailleurs, quelle heure était-il ? Le temps semblait défiler à toute allure et à nouveau, la sensation d'errance revint lui serrer la gorge.

"J'ai des questions à vous poser, mais tout d'abord, laissez-moi vous raconter quelque chose. J'ai découvert des papiers dans le bureau d'Aimé, des documents qui parlaient de chacun de nous. J'ai déjà pu avoir la confirmation que certaines de ces notes étaient véridiques, tandis que d'autres ne pouvaient être confirmées. J'aimerai donc vous questionner sur le dossier vous concernant : avez-vous été condamné pour meurtre par empoisonnement ? Avez-vous perdu votre droit à exercer ? Et avez-vous bien été engagé par Aimé à la suite de ce tragique événement pour lequel vous avez toujours clamé votre innocence ?"

Elle croisa les jambes, posa ses mains sur son genou, attentive à tous signes de Yunus pouvant indiquer qu'il lui cache la vérité. Elle n'était pas menaçante cependant ; ce qu'elle avait lu sur le médecin lui donnait bien plus envie de le prendre en pitié que de l'accabler. Pour le moment, elle cherchait à rassembler toutes les pièces du puzzle.

"Ma main ?" Commença Yunus, surpris, sans se retourner. "Oui... Ma main..." Continua-t-il en regardant sa main bandée à présent. Son ton était sombre et distant. "Oui, ma main va bien. Merci Anya."
L'homme se retourna lentement, comme s'il le faisait contre son gré. Avec son expérience des dernières heures, elle s'attendait presque à voir une quelconque horreur, mais il n'en était rien. Le médecin était bien là, devant elle, la main bandée. Son visage, cependant, semblait aussi sombre que le ton de sa voix. Ses yeux bruns semblaient presque noirs, impression renforcée par de profondes cernes.

"Je... Ces accusations... Sont très graves Anya... Ce sont des informations très confidentielles. D'où les avez-vous eues ? Comment êtes-vous arrivé dans le bureau d'Aimé ?"

"Je suis tenu de par mon rôle de découvrir la vérité", trancha la jeune femme avant de reprendre avec plus de douceur : "Depuis ce matin, il se passe des choses affreuses et j''ai l'impression qu'Aimé n'est pas l'homme que je connais, qu'il ne l'a probablement jamais été. Que ce qui lui arrive est sans doute le fruit d'une vengeance à son encontre."

Elle soupira. La journée tirait en longueur et malgré sa... sieste, ou ce qui en avait tenu lieu, elle ne se sentait pas reposée le moins du monde. elle regardait Yunus qui se tenait sur la défensive, sans ciller.

"Vous n'avez pas nié, remarqua-t-elle. Peut-être y a-t-il donc bien un soupçon de vérité dans ce que je viens de vous dire. Cela ferait très certainement de vous le suspect numéro un dans cette sordide affaire, mais je ne le pense pas. Après tout, si c'était bien le cas, vous auriez pu agir quand et comme bon vous semble, alors pourquoi attendre tout ce temps ? À moins bien sûr que vous n'y étiez contraint, ce qui ferait de vous une autre victime."

En réalité, elle n'avait pas vraiment envie de l'accuser de meurtre, bien qu'il soit vraisemblablement le mieux placé pour un tel acte. Allait-il reconnaître ou nier ? C'était, finalement, ce qu'attendait Anya.

Alors qu'il écoutait Anya, Yunus semblait parfois quelque peu absent. Son regard oscillait entre le présent et le lointain et la jeune duelliste avait parfois du mal à savoir s'il l'écoutait réellement.
"Je... Je n'ai jamais clamé mon innocence, Anya. Je suis bien responsable. Je suis membre de la Loge des mélangeurs. J’ai toujours préféré mon laboratoire au travail en extérieur, à la cueillette... S’approcher près de l’écryme est tellement risqué ! Nombre de mes collègues ont déjà des cicatrices au visage et certains ont même perdu un doigt ou un oeil. Les autres mélangeurs me détestaient pour cela et me traitaient de lâche, mais ils étaient obligés de me tolérer en raison de mon talent. J’étais capable de produire n’importe quelle décoction en un temps record, sans jamais me tromper. Malheureusement, un jour, une de mes préparations a tué un patient. Mes détracteurs étaient aux anges… La Loge ne m’a pas officiellement chassé de ses rangs. Elle m’a prêté à Aimé Murdzek. Je n’ai plus de fâcheux sur le dos, mais en contrepartie je dois mener quelques... expériences pour lui. Je lui dois beaucoup..."

On y était...

Anya ne laissa pas paraître son contentement car elle se savait encore loin de la résolution de toute cette affaire. Si elle doutait encore, quelques minutes auparavant, du fait d'avoir réellement fouillé le bureau d'Aimé, il était évident désormais qu'elle y avait bel et bien eu accès. Quand cela, elle était bien incapable de le savoir. Cependant, elle pressentait que Yunus était très certainement une pièce importante de ce puzzle.

"Dans les dossiers que j'ai lu, j'ai trouvé le mien. Il apparait dedans que je connais Aimé depuis... longtemps, très longtemps même, sauf que je ne me rappelle pas de ça. Antal, de son côté, n'a quasiment aucun souvenir de sa vie, hormis au travers de cauchemars trop réels pour n'être que des rêves. Il y était également question de la Loge des Effluences,  aussi bien pour Antal qui semble en avoir fait partie, que pour moi qui y aurait subi... je ne sais pas trop, je ne sais même pas si j'ai réellement envie de savoir ce que l'on m'y a fait." Sa voix s'était muée en un murmure effrayé alors qu'elle revoyait les notes la concernant dans sa tête. Elle déglutit et reprit, d'un ton bien moins assuré qu'à l'accoutumé : "Est-il possible que vous ayez fabriqué, à la demande d'Aimé, des produits capable de nous faire oublier nos souvenirs ?"

"Non je... Non... Vous n'avez pas vraiment oublié..." Commença Yunus, l'air de plus en plus distant, ses yeux bruns se perdant de plus en plus loin.
"Votre esprit a seulement occulté... Vous ne pouvez plus savoir... Vous êtes là depuis bien plus longtemps que moi, Anya... Vous avez presque toujours été là... Toute votre vie... Votre vie... Vous... Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi vous aviez tant de mal à ressentir une émotion ? Pourquoi vous avez du mal à vous rapprocher d'autres personnes ? Vous... Je..."
Yunus se frotta doucement la main bandée en l'observant un moment "Je me suis coupé en inspectant le couteau sur le corps..."
Il releva les yeux sur Anya, reprit d'un ton plus dur, mêlé à une colère qui commençait à poindre au fond de ses yeux. Il semblait de plus en plus étrange "Je n'ai rien concocté qui vous fasse oublier, seulement qui vous empêche d'être présente. Vous n'avez rien oublié. Votre esprit vous y interdit seulement l'accès. C'est le travail des effluents. Depuis des décennies. Comprendre l'écryme. Révéler ses secrets. La contrôler. Comprendre son influence sur les humains. Vous êtes un cobaye, Anya !"
La colère devenait de plus en plus manifeste sur les dernières paroles du médecin, une colère qui ne lui appartenait pas, qui n'était pas sienne.

Les derniers mots de Yunus résonnaient durement dans les oreilles de l'avocate-duelliste qui avalait difficilement sa salive, en proie à... à quoi d'ailleurs ? La peur ? La colère ? L'incompréhension ? La première lui avait toujours été inconnue, la seconde, elle la voyait parfois dans les intentions des gens qui l'entouraient, dans les mots du médecin en cet instant. La troisième... La troisième semblait vouloir se nicher en elle depuis ce matin, lui faire perdre tous ses repères, l'obliger à oublier tout ce qu'elle savait de sa vie, de ces gens qui l'avaient toujours entourée. Elle ne comprenait plus rien et sentait ses forces la quitter peu à peu, en même temps qu'une vague glaciale lui transperçait les os. Reprendre pied dans ces circonstances relevait de la gageure, et la colère qu'éprouvait Yunus ne l'y aidait pas. Pour Anya, elle était d'autant plus incompréhensible que c'était elle qui aurait dû ressentir tout cela, aussi incapable soit-elle d'exprimer un quelconque sentiment.

"Calmez-vous, Yunus", dit-elle avant de s'arrêter. Ses mots étaient bien les siens, mais elle ne reconnut pas sa voix. Sa propre voix lui semblait celle d'une étrangère. Elle ne se connaissait plus. Toute sa vie était un tissu de mensonge. Ce... rêve, ou quoi que cela ait pu être, était sans doute le seul porteur de vérité. Mais à quand remontait cette scène, ce... souvenir ? Une terrible migraine pointait sous son crâne et il lui semblait que le moindre effort de réflexion lui coûtait désormais.

"Vous..." Elle tentait de reprendre le fil de ses pensées en grande partie assombries par les révélations. "Vous dites que je suis un cobaye, mais que m'a-t-on fait exactement ? Que savez-vous réellement ? Est-il possible qu'Antal ait subi la même chose pour... pour oublier ce qu'il a fait auparavant, sur d'autres enfants et..." sa voix devint blanche "... Et sur moi ?"

La respiration de Yunus était lourde et saccadée. Il s'appuya de sa main valide sur le bord d'une table et baissa la tête quelques instants. Il sembla retrouver son calme lorsqu'il répondit à Anya, mais sa voix semblait différente. La colère était bien plus manifeste, mais elle semblait venir de plus loin que Yunus. La tête baissée, il poursuivit "Antal... A subit bien plus et pire que vous. Vous devriez vous sentir chanceuse, jeune dame. Antal n'a rien fait aux autres, il a seulement subit... ... ... Yunus n'y est pour rien non plus. Il n'avait pas le choix. Je l'ai forcé. Il n'est pas coupable du meurtre. Mais il ne le sait pas."
La situation devenait de plus en plus étrange et malaisante. Anya sentait un froid glacial la gagner. La pièce semblait de plus en plus sombre et la distance entre elle et le médecin devenait floue. Son monde continuait de se transformer et elle ne savait à nouveau plus si ce qu'elle était en train de vivre était un rêve ou la réalité.
Au bout d'un court instant qui semblait durer une éternité, Yunus releva doucement la tête et posa des yeux gris acier sur Anya, un regard empli d'une énorme colère, mêlé à ce qu'elle prenait pour une profonde honte "Pourquoi me regardez-vous ? Arrêtez de me regarder ! ARRÊTEZ DE ME REGARDER !"
Yunus se mit à hurler après une Anya qui se sentait de plus en plus moite face à une situation que son cerveau n'arrivait plus réellement à appréhender.

Qui parlait ? Était-ce Yunus, ou quelqu'un d'autre ? Pire, était-elle dans le monde réel ou pas ? Ses certitudes ne cessaient de voler en éclat, et bien que son cerveau enregistrait le fait que ses présomptions semblaient juste, quelque chose de totalement anormal se produisait sous ses yeux. Instinctivement, elle pressentit le danger que sa raison ne parvenait plus à appréhender. Elle se releva sur la défensive, chercha du regard quelque chose qui pourrait lui permettre de se défendre, même un simple parapluie ferait l'affaire !

"Arrêtez !" Cria-t-elle dans l'espoir de ramener Yunus (?) -- ou son propre délire ? -- à la raison.

"ARRÊTEZ DE ME REGARDER ! ARRÊTEZ DE ME REGARDER !"
Yunus ne sembla même pas entendre l'injonction de la jeune femme. Il prit lentement un couteau, plongeant son regard plein de haine dans les yeux de la jeune avocate-duelliste, tout en continuant de crier. Il s'approcha d'elle à présent, de plus en plus. Il ne faisait aucun doute qu'il lui voulait du mal. Il semblait sur le point de l'attaquer. La pièce semblait plus sombre que jamais, malgré les lumières blanches du laboratoire. Anya y voyait à peine. Elle se sentait à l'étroit, avait l'impression de suffoquer. Et cet homme, comme possédé, continuait de s'approcher d'elle.

Le cœur de la jeune femme battait si fort qu'il menaçait de s'expulser de sa poitrine comprimée à tout moment. Un filet de sueur froide coulait dans son dos. Cette fois, la peur prenait le dessus sur tout le reste, sur son enseignement, sur sa raison. C'était une déferlante qui détruisait tous les barrages de rectitude qu'elle avait érigé depuis des années et qui menaçait de l'engloutir toute entière alors que Yunus (?) s'avançait vers elle avec la ferme intention de la tuer. Était-ce ce qui s'était produit plus tôt dans la journée ? Et cette injonction à ne pas le regarder, que signifiait-elle ? Les yeux d'Aimé étaient lacérés, y avait-il un rapport ? Pouvait-elle fermer les yeux, est-ce que cela calmerait la furie de l'individu qui lui faisait face ? Elle en doutait très fortement alors que son instinct de survie lui hurlait de faire quelque chose, n'importe quoi pour s'en sortir, tandis que son corps, tétanisé, refusait d'obtempérer.

Par un effort qui lui parut surhumain, elle parvint à pincer suffisamment fort sa cuisse pour que la douleur ressentie fasse sauter les poids qui alourdissaient ses membres et l'empêchaient de bouger. Son instinct prit alors les commandes, prenant ses ordres directement dans le cerveau reptilien d'Anya, et l'exhorta à fuir et à quitter cette chambre le plus vite possible. Un semblant de raison lui fit également saisir le premier objet à sa portée pour le balancer sur Yunus (?) dans le fol espoir de lui faire perdre un peu de terrain.

Spoiler: